LA CONVERSION DES ENFANTS DE DIEU

Nous voici entrés dans le temps du Carême : temps de pénitence, de purification, de conversion. Ce n’est pas là une tâche aisée. Le christianisme n’est pas un chemin commode : il ne suffit pas d’être dans l’Église et de laisser passer les années. Dans notre vie, dans la vie des chrétiens, la première conversion est importante — ce moment unique, dont chacun se souvient, où l’on découvre clairement tout ce que nous demande le Seigneur ; mais plus importantes encore, et plus difficiles, se révèlent les conversions suivantes. Et pour faciliter l’action de la grâce divine à travers les conversions postérieures, il faut garder une âme jeune, invoquer le Seigneur, savoir écouter, avoir découvert ce qui ne va pas, demander pardon.

Invocabit me et ego exaudiam eum, lisons-nous dans la liturgie de ce dimanche : si vous recourez à moi, dit le Seigneur, je vous écouterai. Considérez un instant cette merveilleuse sollicitude de Dieu à notre égard, de ce Dieu toujours disposé à nous écouter, attentif en permanence à la parole de l’homme. En tout temps — mais spécialement maintenant, parce que notre cœur est bien disposé, décidé à se purifier — il nous écoute, et il ne négligera pas le vœu d’un cœur contrit et humilié.

Oui, le Seigneur nous écoute pour intervenir, pour entrer dans notre vie, pour nous libérer du mal et nous combler de bien : eripiam eum et glorificabo eum, Je le libérerai et le glorifierai, dit-il de l’homme. Espérance de gloire, par conséquent, et nous avons là, une fois de plus, le point de départ de ce mouvement intime qu’est la vie spirituelle. L’espérance de cette glorification renforce notre loi et stimule notre charité. Ainsi se sont mises en mouvement les trois vertus théologales, ces vertus divines qui nous rendent semblables à Dieu notre Père.

La sécurité risquée du chrétien

Qui habitat in adiutorio Altissimi, in protectione Dei cœli commorabitur. Habiter sous la protection de Dieu, vivre avec Dieu : telle est la sécurité “risquée” du chrétien. Il nous faut être réellement persuadés que Dieu nous entend, qu’il est à l’écoute de nos besoins : alors notre cœur se remplira de paix. Pourtant, vivre avec Dieu, c’est indubitablement un risque, parce que le Seigneur ne se contente pas d’un partage : Il veut tout. S’approcher un peu plus de lui, signifie être disposé à une nouvelle conversion, à un nouveau redressement, être disposé à écouter plus attentivement ses inspirations, les saints désirs qu’il fait jaillir dans notre âme, et à les mettre en pratique.

Depuis notre première décision consciente de vivre, dans toute son intégralité, la doctrine du Christ, nous avons sûrement beaucoup avancé sur le chemin de la fidélité à sa Parole. Et pourtant, n’est-il pas vrai qu’il reste encore beaucoup à faire ? N’est-il pas vrai qu’il nous reste surtout trop d’orgueil ? Nous avons besoin, sans aucun doute, d’une nouvelle conversion, d’une loyauté plus entière, d’une humilité plus profonde, pour que le Christ croisse en nous et que notre égoïsme diminue, puisque illum oportet crescere, me autem minui, il faut que lui grandisse et que moi je diminue.

Il n’est pas possible de rester immobiles. Nous devons avancer vers le but que saint Paul nous indiquait : Si je vis, ce n’est plus moi, mais le Christ qui vit en moi. Haute et noble ambition que cette identification avec le Christ, qui suppose la sainteté. Mais il n’y a pas d’autre chemin si l’on désire être cohérent avec la vie divine que Dieu a fait naître dans notre âme par le baptême. Avancer, c’est progresser en sainteté ; reculer, c’est se refuser au développement normal de la vie chrétienne. Car ce feu de l’amour de Dieu a besoin d’être alimenté, de s’intensifier chaque jour en s’enracinant dans notre âme ; et c’est en brûlant de nouveaux éléments que le feu demeure vivant. C’est pourquoi, s’il ne s’étend pas, il est près de s’éteindre.

Rappelez-vous ces mots de saint Augustin : Si tu dis : ça suffit, tu es perdu. Aspire toujours à davantage, chemine sans cesse, progresse toujours. Ne reste pas au même endroit, ne recule pas, ne dévie pas.

Le Carême nous place, à présent, devant des questions fondamentales : est-ce que je progresse en fidélité au Christ ? En désirs de sainteté ? En générosité apostolique dans ma vie quotidienne, dans mon travail ordinaire parmi mes collègues ?

Que chacun, tout bas, réponde à ces questions ; et il verra à quel point est nécessaire cette nouvelle transformation, pour que le Christ vive en nous, pour que son image se reflète de façon limpide, dans notre conduite.

Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, se charge de sa croix chaque jour, et qu’il me suive. Le Christ nous le dit de nouveau, comme à l’oreille, dans l’intimité : la croix chaque jour. Non seulement — ajoute saint Jérôme — dans les temps de persécution ou lorsque se présente l’éventualité du martyre, mais en toute circonstance, tâche, pensée, parole, renions ce que nous étions auparavant, et confessons ce que nous sommes désormais, puisque nous sommes nés de nouveau dans le Christ.

Ces considérations-là ne sont, en réalité, que l’écho de celles qui nous viennent de l’Apôtre : jadis, vous étiez ténèbres, mais à présent, vous êtes lumière ; car le fruit de la lumière consiste en toute bonté, justice et vérité. Discernez ce qui plaît au Seigneur….

La conversion est œuvre d’un instant, la sanctification est la tâche de toute la vie. La semence divine de la charité, que Dieu a déposée dans notre âme, aspire à croître, à se manifester en œuvres, à produire des fruits qui répondent à tout moment à ce qui est agréable au Seigneur. Il est indispensable, pour cela, que nous soyons disposés à recommencer, à retrouver dans chaque nouvelle situation de notre vie — la lumière, l’élan de la première conversion. Voilà pourquoi nous devons nous y préparer par un examen profond, en demandant au Seigneur son aide pour mieux Le connaître et mieux nous connaître. Il n’y a pas d’autre chemin pour nous convertir de nouveau.

Le temps opportun

Exhortamur ne in vacuum gratiam Dei recipiatis. Nous vous exhortons à ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu. En effet, la grâce divine pourra remplir nos âmes en ce temps de Carême, pourvu que nous ne lui fermions pas notre cœur. Nous devons faire preuve de ces bonnes dispositions, du désir de nous transformer vraiment, de ne pas jouer avec la grâce du Seigneur.

Je n’aime pas beaucoup parler de crainte, car ce qui meut un chrétien, c’est l’amour de Dieu qui s’est manifesté à nous en la personne du Christ et qui nous apprend à aimer tous les hommes et la création entière ; en revanche, nous devons parler de responsabilité, de sérieux. Ne vous y trompez pas ; on ne se moque pas de Dieu, nous dit l’Apôtre lui-même.

Il faut se décider. On ne peut pas vivre en gardant allumés les deux cierges dont, selon un dicton populaire, tout homme se pourvoit : un pour saint Michel, l’autre pour le diable. Il faut éteindre le cierge du diable. Notre vie doit se consumer en brûlant, tout entière, au service du Seigneur. Si notre désir de sainteté est sincère, si nous sommes assez dociles pour nous abandonner dans les mains de Dieu, tout ira bien. Car lui, de son côté, est toujours disposé à nous donner sa grâce, et, spécialement maintenant, la grâce d’une nouvelle conversion, d’une amélioration de notre vie de chrétiens.

Nous ne pouvons considérer le Carême comme une période quelconque, répétition cyclique de l’année liturgique. Ce moment est unique ; c’est une aide divine à accueillir. Jésus passe à côté de nous, et attend de nous — aujourd’hui, maintenant —, un grand changement.

Ecce nunc tempus acceptabile, ecce nunc dies salutis. Le voici, maintenant, le temps favorable ; le voici, maintenant, le jour du salut. Une fois de plus, on entend le pipeau du Bon Pasteur et son appel affectueux : Ego vocavi te nomme tuo. Il nous appelle chacun par notre nom, par le diminutif familier qu’emploient ceux qui nous aiment. La tendresse de Jésus pour nous, il n’y a pas de mots qui puissent l’exprimer.

Considérez, avec moi, cette merveille de l’amour de Dieu : le Seigneur vient à notre rencontre. Il attend, il se place au bord du chemin pour que nous ne puissions pas ne pas le voir. Et il nous appelle, personnellement, en nous parlant de nos affaires, qui sont aussi les siennes, en invitant notre conscience au repentir intime, en l’ouvrant à la générosité, en imprimant dans nos âmes le désir ardent d’être fidèles, de pouvoir nous appeler ses disciples. Il suffit de percevoir ces appels intérieurs de la grâce, qui sont souvent comme un affectueux reproche, pour nous rendre compte qu’il ne nous a pas oubliés, lui, pendant tout le temps où, par notre faute, nous ne l’avons pas vu. Le Christ nous aime, de toute l’inépuisable affection contenue dans son Cœur de Dieu.

Voyez comme il insiste : Au temps favorable, je t’ai exaucé ; au jour du salut, je t’ai secouru. Puisqu’il te promet la gloire, son amour, et qu’il te les donne, le moment venu ; puisqu’il t’appelle, que vas-tu lui donner, toi, au Seigneur ? Comment répondras-tu, comment répondrai-je, moi aussi, à cet amour de Jésus qui passe près de nous ?

Ecce nunc dies salutis, le voici devant nous, ce jour de salut. L’appel du Bon Pasteur parvient jusqu’à nous : Ego vocavi te nomine tuo, je t’ai appelé par ton nom. Il faut lui répondre — car à l’amour doit répondre l’amour — en lui disant : Ecce ego quia vocasti me, tu m’as appelé, me voici. Je suis décidé à ne pas laisser passer ce temps de Carême sans laisser de traces, comme passe l’eau sur les pierres. Je me laisserai imprégner, transformer ; je me convertirai, je me tournerai de nouveau vers le Seigneur en l’aimant comme il désire être aimé.

Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. Qu’est-ce qui demeure dans ton cœur, qui te fasse encore t’aimer toi-même ? commente saint Augustin, qu’est-ce qui demeure dans ton âme ? et dans ton esprit ? Ex toto, a-t-il dit. Totum exigit te, qui fecit te ; celui qui t’a créé t’exige tout entier.

Après une telle protestation d’amour, il n’y a d’autre voie que de nous conduire en amoureux de Dieu. In omnibus exhibeamus nosmetipsos sicut Dei ministros, nous nous affirmons en tout comme des ministres de Dieu. Si tu te donnes à lui comme il le veut, l’action de la grâce se manifestera dans ton comportement professionnel, dans ton travail, dans ton acharnement à réaliser divinement toutes les tâches humaines, grandes et petites car, avec l’Amour, toutes acquièrent une nouvelle dimension.

Mais en ce temps de Carême, nous ne pouvons oublier qu’il n’est pas facile de vouloir servir Dieu. Reprenons le passage de saint Paul que cite l’épître de la messe de ce dimanche, pour nous en rappeler les difficultés. Nous nous affirmons en tout comme des ministres de Dieu, écrit l’Apôtre, par une grande constance dans les tribulations, dans les détresses, dans les angoisses, sous les coups, dans les prisons, dans les émeutes, dans les fatigues, dans les veilles, dans les jeûnes ; par la pureté, par la science, par la longanimité, par la bénignité, par un esprit saint, par une charité sans feintes, par la parole de vérité, par la puissance de Dieu.

Dans les circonstances les plus diverses de cette vie, en toute occasion, nous devons nous conduire en serviteurs de Dieu, sachant que le Seigneur est avec nous, que nous sommes ses enfants. Il nous faut être conscients de cette racine divine greffée dans notre vie, et agir en conséquence.

Ces paroles de l’Apôtre doivent vous remplir de joie, car elles sont comme une canonisation de votre vocation de chrétiens ordinaires, qui vivez au milieu du monde en partageant aspirations, peines et joies avec les autres hommes, vos égaux en tout. Chemin divin, que celui-là ! Ce que vous demande le Seigneur, c’est qu’à tout moment vous agissiez comme fils et serviteurs.

Encore faut-il, pour que ces situations ordinaires de la vie deviennent un chemin divin, que nous nous convertissions vraiment, que nous nous donnions. En effet, le langage employé par saint Paul est fort : il promet au chrétien une vie difficile, risquée, en perpétuelle tension. Comme le christianisme a été défiguré, lorsqu’on a voulu en faire une route aisée ! Mais c’est également altérer la vérité que de penser que cette vie profonde et sérieuse, où l’on fait la cuisante expérience de toutes les difficultés de l’existence humaine, est une vie angoissée, ou dominée par la peur.

Le chrétien est réaliste, d’un réalisme surnaturel et humain qui discerne toutes les nuances de la vie : la douleur et la joie, la souffrance personnelle et celle d’autrui, la certitude et le doute, la générosité et la tendance à l’égoïsme. Le chrétien connaît tout et il affronte tout, avec l’énergie et la force d’âme qu’il reçoit de Dieu.

Les tentations du Christ

Le Carême commémore les quarante jours que Jésus a passés dans le désert, comme une préparation aux années de prédication qui culminent avec la Croix et la gloire de Pâques. Quarante jours de prière et de pénitence. Et, à la fin, se déroula la scène que la liturgie d’aujourd’hui offre à notre méditation, en la reprenant dans l’Évangile de la messe : les tentations du Christ.

Scène pleine de mystère, que l’homme essaie vainement de comprendre — Dieu qui se soumet à la tentation, qui laisse agir le Malin —, mais que nous pouvons méditer en demandant au Seigneur de nous faire découvrir l’enseignement qu’elle contient.

Jésus-Christ soumis à la tentation. La Tradition éclaire cette scène, en considérant que Notre Seigneur a voulu, pour nous donner l’exemple en tout, subir aussi l’épreuve de la tentation. Il en est ainsi parce que le Christ a été Homme Parfait, semblable à nous en tout, sauf pour ce qui est du péché. Après quarante jours de jeûne, avec pour seule nourriture – peut-être – de l’herbe, des racines et un peu d’eau, Jésus a faim, vraiment faim, comme n’importe quelle créature. Et lorsque le diable lui propose de transformer les pierres en pain, non seulement Notre Seigneur repousse l’aliment que son corps demande, mais encore, il éloigne de lui une incitation plus grave : celle de se servir de son pouvoir divin pour résoudre un problème personnel, si l’on peut dire.

Vous l’aurez remarqué, tout au long des Évangiles : Jésus n’accomplit pas de miracle dans son propre intérêt. Lorsqu’il transforme l’eau en vin, c’est pour les époux de Cana ; lorsqu’il multiplie les pains et les poissons, c’est pour nourrir une foule affamée. Mais lui gagne son pain, de longues années durant, par son propre travail. Et plus tard, au cours de ses pérégrinations à travers la terre d’Israël, il vit de l’aide de ceux qui le suivent.

Saint Jean relate qu’au terme d’une longue marche, en arrivant au puits de Sichar, Jésus envoie ses disciples vers le village pour acheter de la nourriture ; et lorsqu’il voit s’approcher la Samaritaine, il lui demande de l’eau, car lui, il n’avait pas de quoi la puiser. La fatigue du chemin qu’il a parcouru pèse sur son corps harassé et, en d’autres circonstances, il recourt au sommeil pour refaire ses forces. Générosité du Seigneur, qui s’est humilié, qui a accepté pleinement la condition humaine, qui n’utilise pas son pouvoir de Dieu pour fuir les difficultés ou l’effort. Il nous apprend à être énergiques, à aimer le travail, à apprécier ce que le don de soi comporte de noblesse, tant du point de vue humain que divin.

A la seconde des tentations, quand le diable lui suggère de se jeter du haut du Temple, Jésus repousse de nouveau l’idée de se servir de son pouvoir divin. Le Christ ne veut pas de la vaine gloire, de l’ostentation. Il ne joue pas une comédie humaine qui chercherait à se servir de Dieu pour mettre en relief sa propre excellence. Jésus-Christ veut accomplir la volonté de son Père, sans hâter la venue du temps, ni anticiper sur l’heure des miracles, mais en foulant, pas à pas, la dure route des hommes, l’aimable chemin de la Croix.

Ce que nous voyons, dans la troisième tentation, est très semblable : on lui offre royaumes, pouvoir, gloire. Le démon prétend élargir à des ambitions humaines une attitude réservée à Dieu seul : il promet une vie facile à qui se prosterne devant lui, devant les idoles. Mais Notre Seigneur ramène l’adoration à sa seule et véritable finalité : Dieu, et il réaffirme sa volonté de servir : Retire-toi, Satan ! Car il est écrit : C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras, c’est lui seul que tu serviras.

Tirons la leçon de l’attitude de Jésus. Durant sa vie sur la terre, il a refusé la gloire qui lui revenait, car lui, qui avait le droit d’être traité comme Dieu, a assumé l’apparence d’un serviteur, d’un esclave. Le chrétien apprend ainsi qu’à Dieu seul revient toute gloire, et qu’il ne peut faire de la grandeur sublime de l’Évangile un instrument au service d’ambitions et d’intérêts humains.

Apprenons de Jésus. Son attitude, qui se refuse à toute gloire humaine, est en parfaite corrélation avec la grandeur d’une mission unique : celle du Fils bien-aimé de Dieu qui s’incarne pour sauver les hommes. Une mission que l’affection du Père a entourée d’une sollicitude toute pleine de tendresse : Filiusmeus es tu, ego hodie genui te. Postula a me et dabo tibi gentes hereditatem tuam ; tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré. Demande, et je te donne les nations pour héritage.

Le chrétien qui, suivant le Christ, vit dans cette attitude d’adoration complète du Père, reçoit lui aussi du Seigneur l’assurance d’une amoureuse sollicitude : Puisqu’il s’attache à moi, je l’affranchis, je l’exalte puisqu’il connaît mon nom.

Jésus a dit non au démon, au prince des ténèbres. Et aussitôt vient la lumière. Alors, le diable le quitta. Et voici que des anges s’approchèrent, et ils le servaient. Jésus est venu à bout de l’épreuve. Une réelle épreuve parce que, commente saint Ambroise, il n’a pas agi en tant que Dieu, faisant usage de son pouvoir (car alors, de quelle utilité nous eût été son exemple ?), mais il s’est servi, en tant qu’homme, des moyens qu’il possède en commun avec nous.

Le démon, hypocritement, a cité l’Ancien Testament : Il a, pour toi, donné ordre à ses anges de te garder dans tous tes chemins. Mais Jésus, refusant de tenter son Père, rend à ce passage biblique son véritable sens. Et, en récompense de sa fidélité, l’heure venue, les messagers de Dieu son Père se présentent pour le servir.

Il est intéressant d’observer la méthode qu’a suivie Satan avec Notre Seigneur Jésus-Christ : il tire ses arguments de passages de Livres Saints, en forçant, en défigurant leur sens d’une manière blasphématoire. Jésus ne se laisse pas abuser : le Verbe fait chair connaît bien la Parole divine, écrite pour le salut des hommes et non pour leur confusion et leur condamnation. Celui qui est uni à Jésus-Christ par l’Amour, pouvons-nous en conclure, ne se laissera jamais tromper par une manipulation frauduleuse de la Sainte Écriture, car il sait que c’est une manœuvre caractéristique du diable, que d’essayer d’abuser la conscience chrétienne en argumentant insidieusement avec les mêmes termes qu’emploie l’éternelle Sagesse, en essayant de changer la lumière en ténèbres.

Arrêtons-nous un peu sur l’intervention des anges dans la vie de Jésus : nous comprendrons mieux ainsi leur rôle — la mission angélique — dans toute vie humaine. La tradition chrétienne décrit les anges gardiens comme de grands amis, placés par Dieu auprès de chaque homme pour l’accompagner au long de sa route. Voilà pourquoi elle nous invite à les fréquenter avec assiduité, à recourir à eux.

En nous faisant méditer ces passages de la vie du Christ, l’Église nous rappelle qu’en cette époque du Carême où nous nous reconnaissons pécheurs, conscients de nos misères, et soucieux de nous purifier, la joie aussi a sa place. Car le Carême est temps de force d’âme comme de joie intérieure : nous devons nous remplir de courage, étant donné que la grâce du Seigneur ne nous fera pas défaut, parce que Dieu sera à nos côtés et enverra ses anges pour être nos compagnons de voyage, nos prudents conseillers tout au long du chemin, les collaborateurs de toutes nos entreprises. In manibus portabunt te, ne forte offendas ad lapidem pedem tuum, continue le Psaume : eux te porteront sur leurs mains pour que ton pied ne heurte pas une pierre.

Il faut savoir comment fréquenter les anges. Aie recours à eux maintenant ; dis à ton ange gardien, car tu as le cœur contrit, que ces eaux surnaturelles du Carême n’ont pas rejailli sur la surface de ton âme, mais qu’elles l’ont, au contraire, imbibée.

Demande-leur d’offrir au Seigneur cette bonne volonté que la grâce a fait germer de notre misère, comme un lys éclos du fumier. Sancti angeli custodes nostri : defendite nos in prœlio, ut non pereamus in tremendo iudicio : saints anges gardiens, défendez nous dans le combat, afin que nous ne périssions pas au jour du redoutable jugement.

Filiation divine

Comment s’explique cette prière confiante, cette certitude que nous ne périrons pas dans la bataille ? C’est une conviction qui découle d’une réalité, que jamais je ne me lasserai d’admirer : notre filiation divine. Ce Seigneur qui, en ce temps de Carême, nous demande de nous convertir, n’est pas un maître tyrannique, ni un juge rigoureux et impitoyable : c’est notre Père. Il nous parle de nos péchés, de nos erreurs, de nos manques de générosité ; mais c’est pour nous en libérer, pour nous promettre son affection et son amour. La conscience de notre filiation divine imprègne de joie notre conversion, elle nous dit que nous sommes en train de revenir vers la maison du Père.

La filiation divine est le fondement de l’esprit de l’Opus Dei. Tous les hommes sont enfants de Dieu. Mais, face à son père, un enfant peut réagir de mille manières. A nous de nous efforcer, comme des enfants, de nous rendre compte que le Seigneur, en nous voulant pour enfants, nous fait vivre dans sa maison, au milieu de ce monde ; nous intègre à sa famille, fait nôtre ce qui est sien, et sien ce qui est nôtre ; nous vaut cette familiarité et cette confiance qui nous font lui demander, comme des petits enfants, l’impossible.

Un enfant de Dieu traite le Seigneur comme un Père. Ses relations ne se réduisent pas à un hommage servile, à une politesse purement formelle, de simple courtoisie, mais sont pleines de sincérité et de confiance.

Dieu n’est pas scandalisé par les hommes. Dieu n’est pas lassé de nos infidélités. Notre Père du Ciel pardonne n’importe quelle offense lorsque l’enfant retourne vers lui, lorsqu’il se repent et demande pardon. Notre Seigneur est Père à tel point qu’il prévient nos désirs d’être pardonnés et qu’il prend les devants en nous ouvrant les bras.

Croyez bien que je n’invente rien. Rappelez-vous cette parabole que le Fils de Dieu nous a contée, pour nous faire comprendre l’amour du Père qui est aux Cieux : la parabole de l’enfant prodigue.

Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut touché de compassion ; il courut se jeter à son cou et l’embrassa longuement. Ce sont là les propres termes du Livre Saint : il l’embrassa longuement, il le dévorait de baisers. Peut-on employer langage plus humain ? Y a-t-il manière plus expressive de décrire l’amour paternel de Dieu pour les hommes ?

Devant ce Dieu qui s’élance à notre rencontre, nous ne pouvons nous taire. Nous allons lui dire avec saint Paul : Abba, Pater ! ; Père, mon Père ! Car, tout Créateur de l’Univers qu’il soit, peu lui importe que nous fassions usage de titres imposants. Il n’a que faire de la reconnaissance légitime de sa domination souveraine ! Ce qu’il veut, c’est que nous l’appelions Père, que nous savourions ce terme et qu’il nous remplisse l’âme de joie.

D’une manière ou d’une autre, la vie humaine est un perpétuel retour vers la maison de notre Père, à l’aide de la contrition, cette conversion du cœur, qui suppose le désir de changer et la ferme décision d’améliorer notre vie. Cela se traduira, logiquement, par des œuvres de sacrifice et de don de soi. Revenir à la maison du Père au moyen de ce sacrement du pardon où, en confessant nos péchés, nous nous revêtons du Christ et devenons ainsi des frères, membres de la famille de Dieu.

Dieu nous attend, comme le père de la parabole, les bras ouverts, bien que nous ne le méritions pas. Notre dette n’a pas d’importance. Comme l’enfant prodigue, nous n’avons qu’à laisser parler notre cœur, éprouver la nostalgie du foyer paternel, nous émerveiller, et nous réjouir de ce don que Dieu nous a fait de pouvoir nous appeler et d’être vraiment, malgré tant de manquements à la grâce, ses enfants.

Quelle étrange capacité possède donc l’homme d’oublier les choses les plus merveilleuses, de s’habituer si facilement au mystère ! Considérons de nouveau, en ce temps de Carême, que le chrétien ne peut être superficiel. Bien qu’entièrement plongé dans son travail ordinaire, parmi les autres hommes, ses égaux, attelé à la tâche, occupé, perpétuellement tendu, le chrétien doit être en même temps totalement plongé en Dieu, parce qu’il est fils de Dieu.

La filiation divine est une vérité joyeuse, un mystère réconfortant. Cette filiation divine pénètre toute notre vie spirituelle, parce qu’elle nous apprend à fréquenter Notre Père du Ciel, à le connaître, à l’aimer ; elle comble ainsi d’espérance notre lutte intérieure, et nous confère la simplicité confiante des petits enfants. Plus encore : précisément parce que nous sommes enfants de Dieu, cette réalité nous pousse aussi à contempler avec amour et admiration toutes les choses qui ont jailli des mains de Dieu, le Père Créateur. Et ainsi nous sommes des contemplatifs au milieu du monde, en aimant le monde.

En ce temps de Carême, la liturgie nous remet en mémoire les conséquences du péché d’Adam dans la vie de l’homme. Adam n’a pas voulu rester un bon fils de Dieu et s’est révolté. Mais l’on perçoit aussi, continuellement, l’écho de cette hymne felix culpa — heureuse, bienheureuse faute — que l’Église entière chantera, débordante de joie, au cours de la Veillée Pascale.

Une fois arrivée à la plénitude des temps, Dieu le Père envoya son Fils Premier-Né dans le monde pour y rétablir la paix ; afin que, l’homme une fois racheté du péché, adoptionem filiorum reciperemus, nous soyons constitués fils de Dieu, libérés du joug du péché, rendus capables de participer à l’intimité divine de la Sainte Trinité. Alors, il est devenu possible à l’homme nouveau, à cette nouvelle greffe que sont les enfants de Dieu, de libérer la création tout entière du désordre, en restaurant toutes choses dans le Christ, qui les a réconciliées avec Dieu.

Temps de pénitence, par conséquent. Mais, comme nous l’avons constaté, ce n’est pas là une tâche négative. Le Carême doit être vécu dans cet esprit de filiation que le Christ nous a communiqué et qui palpite dans notre âme. Le Seigneur nous appelle pour que nous nous approchions de lui, en désirant être comme lui. Chercher à imiter Dieu, comme des enfants bien aimés, lorsque nous collaborons, humblement, mais avec ferveur, à la divine résolution de réunir ce qui était brisé, de sauver ce qui était perdu, de ramener l’ordre là où régnait le désordre de l’homme pécheur, de guider vers son vrai but ce qui s’égarait, de rétablir la divine harmonie de toute la création.

La liturgie de Carême prend parfois des accents tragiques, lorsque nous réfléchisssons à ce que signifie, pour l’homme, le fait de s’écarter de Dieu. Mais cette conclusion n’est pas le dernier mot. Le dernier mot, c’est Dieu qui le dit, et c’est l’assurance de notre filiation divine. Voilà pourquoi je répète aujourd’hui avec saint Jean : Voyez quel grand amour nous a donné le Père, pour que nous soyons appelés enfants de Dieu — car nous le sommes. Fils de Dieu, frères du Verbe fait chair, de Celui dont il a été dit : de tout être il était la vie et la vie était la lumière des hommes. Des enfants de la lumière, des frères de la lumière, voilà ce que nous sommes. Des porteurs de l’unique flambeau capable d’embraser les cœurs faits de chair.

Maintenant que je laisse revenir le silence pour continuer la sainte messe, que chacun de nous s’applique à considérer ce que lui demande le Seigneur, quelles résolutions, quelles décisions l’action de la grâce veut faire surgir en lui. Et, en relevant ces exigences surnaturelles et humaines de don de soi, de lutte, souvenez-vous que Jésus-Christ est notre modèle. Et que Jésus, tout Dieu qu’il fût, permit qu’on le tentât, pour qu’ainsi nous nous remplissions de courage et soyons sûrs de la victoire. Lui, il ne perd pas de batailles, et si nous nous trouvons unis à lui, jamais nous ne serons vaincus, mais nous pourrons nous attribuer le titre de vainqueurs et l’être vraiment : être de bons enfants de Dieu.

Soyons contents. Pour ma part, je le suis. Je ne devrais pas l’être si je jette un regard sur ma vie, en faisant cet examen de conscience personnel que nous demande ce temps liturgique du Carême. Mais je me sens content, parce que je constate qu’une fois de plus, le Seigneur me cherche, que le Seigneur reste toujours mon Père. je sais que vous et moi, avec détermination, avec la lumière et l’aide de la grâce, nous allons découvrir ce qu’il faut brûler, et nous le brûlerons : ce qu’il y a à arracher, et nous l’arracherons ; ce qu’il y a à donner, et nous le donnerons.

Certes, la tâche n’est pas facile. Mais nous pouvons compter sur un chemin bien indiqué et sur cette réalité merveilleuse, dont nous ne devons, ni ne pouvons, nous passer : l’amour de Dieu pour nous ; et nous laisserons l’Esprit Saint agir en nous et nous purifier, pour pouvoir étreindre le Fils de Dieu sur la Croix, et ressusciter ensuite avec lui, car la joie de la Résurrection est enracinée dans la Croix.

Marie, Notre Mère, auxilium christianorum, refugium peccatorum, intercède auprès de ton Fils pour qu’il nous envoie l’Esprit Saint, qui ranime en nos cœurs la décision de cheminer à pas fermes et sûrs, en faisant résonner, au plus profond de notre âme, cet appel qui combla de paix le martyre d’un des premiers chrétiens : veni ad Patrem, viens, reviens à ton Père qui t’attend.

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