123

J’ai tracé devant vous, à l’aide de la doctrine du Christ et non de mes propres idées, le chemin idéal du chrétien. Convenez qu’il est élevé, sublime, et attirant. Mais peut-être l’un de vous se demande-t-il s’il est possible de vivre ainsi dans la société d’aujourd’hui ?

Il est certain que le Seigneur nous appelle en un moment où l’on parle beaucoup de paix alors qu’elle n’existe ni dans les âmes, ni dans les institutions, ni dans la vie sociale, ni entre les peuples. On parle continuellement d’égalité et de démocratie, alors que les castes abondent, fermées et impénétrables. Nous avons été appelés à une époque où l’on prêche la compréhension alors que la compréhension brille par son absence, même chez les personnes de bonne foi qui veulent vivre de charité, parce que, ne l’oubliez pas, la charité, plus qu’à donner, consiste à comprendre.

Nous traversons une période dans laquelle les fanatiques et les intransigeants — incapables d’admettre les raisons d’autrui — préviennent les attaques en qualifiant de violents et d’agressifs ceux qui sont leurs victimes.

Nous avons été appelés, enfin, à une époque où l’on parle beaucoup d’unité alors que la désunion entre les catholiques eux-mêmes est à son comble, pour ne pas parler des hommes en général.

Je ne fais jamais de considérations politiques, parce que ce n’est pas mon rôle. Pour décrire sacerdotalement la situation du monde actuel, il me suffit de penser de nouveau à une parabole du Seigneur : celle du blé et de l’ivraie. Le Royaume des cieux est semblable à un homme qui a semé du bon grain dans son champ. Or, pendant que ses gens dormaient, son ennemi est venu, a semé de l’ivraie au milieu du blé, et s’en est allé. C’est clair : le champ est fertile et la semence est bonne ; le Maître du champ a lancé la semence à la volée au moment propice et avec un art consommé ; et pour protéger les nouvelles semailles il a organisé un tour de garde. Si l’ivraie vient à apparaître, c’est qu’il n’y a pas eu de réponse, c’est que les hommes — les chrétiens en particulier — se sont endormis et ont permis à l’ennemi de s’approcher.

Quand les serviteurs irresponsables demandent au Maître pourquoi l’ivraie a poussé dans son champ, la réponse est évidente : inimicus homo hoc fecit. C’est l’ennemi ! Nous, les chrétiens, qui devions être vigilants pour que tout ce que le Créateur a mis de bon dans le monde se développe au service de la vérité et du bien, nous nous sommes endormis — triste paresse que ce sommeil ! — tandis que l’ennemi et tous ceux qui le servent s’activaient sans relâche. Voyez maintenant comme l’ivraie a grandi, quelle semence abondante et de toute part.

Je n’ai pas la vocation de prophète de malheur. Et je ne désire pas, en vous disant cela, vous présenter un panorama désolant et sans espérance. Je ne prétends pas me plaindre de ces temps où nous vivons par la Providence du Seigneur ; nous aimons notre époque parce qu’elle est le cadre dans lequel nous devons atteindre notre sanctification. Nous n’admettrons pas de naïves et stériles nostalgies : le monde n’a jamais été meilleur. Depuis toujours, dès l’aube de l’Église, alors que durait encore la prédication des douze premiers apôtres, de violentes persécutions ont surgi, des hérésies sont nées, le mensonge s’est répandu et la haine s’est déchaînée.

Mais il n’est pas logique non plus de nier que le mal semble avoir prospéré. A l’intérieur de ce champ de Dieu qu’est la terre, héritage du Christ, de l’ivraie a poussé. Pas seulement un peu d’ivraie, une ivraie abondante ! Nous ne pouvons pas nous laisser tromper par le mythe du progrès continuel et irréversible. Le progrès droitement ordonné est bon, et voulu par Dieu. Mais celui dont on parle le plus est ce faux progrès qui aveugle tant d’hommes, car souvent on ne se rend pas compte que, en certains domaines, l’humanité recule et perd ce qu’elle avait acquis auparavant.

Le Seigneur, je le répète, nous a donné le monde en héritage. Et nous devons avoir l’âme et l’intelligence en éveil ; nous devons être réalistes, sans défaitisme. Seule une conscience endurcie, seule une insensibilité due à la routine, seule une étourderie frivole, peuvent nous faire contempler le monde sans y voir le mal, l’offense à Dieu, et le dommage, parfois irréparable, que l’on fait aux âmes. Nous devons être optimistes, mais d’un optimisme qui naît de la foi en la puissance de Dieu — de ce Dieu qui ne perd pas de batailles d’un optimisme qui ne vient ni d’une satisfaction humaine, ni d’une sotte et présomptueuse complaisance…

Semailles de paix et de joie

Références à la Sainte Écriture
Choisir une autre langue