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3 points de « Entretiens » sont liés à la thématique Liberté → du laïcat dans l'Église .

Une caractéristique de toute vie chrétienne – quel que soit le chemin qu’elle emprunte pour s’accomplir – est « la dignité et la liberté des enfants de Dieu ». À quoi vous rapportez-vous donc, lorsque vous défendez, avec tant d’insistance, comme vous l’avez fait tout le long de votre enseignement, la liberté des laïcs ?

Je me rapporte exactement à la liberté personnelle, que possèdent les laïcs, de prendre, à la lumière des principes énoncés par le magistère, toutes les décisions concrètes d’ordre théorique ou pratique – par exemple, par rapport aux diverses options philosophiques, économiques ou politiques, aux courants artistiques ou culturels, aux problèmes de la vie professionnelle ou sociale, etc. – que chacun juge en conscience les plus appropriées et les plus conformes à ses convictions personnelles et à ses aptitudes humaines.

Cette sphère d’autonomie nécessaire, dont le fidèle catholique a besoin pour ne pas être en situation d’infériorité vis-à-vis des autres laïcs, et pour pouvoir réaliser efficacement sa tâche apostolique particulière au milieu des réalités temporelles, cette autonomie, dis-je, doit toujours être respectée par tous ceux qui exercent, dans l’Église, le sacerdoce ministériel. S’il n’en était pas ainsi – s’il s’agissait d’instrumentaliser le laïc à des fins qui dépassent les buts du ministère hiérarchique –, on verserait dans un cléricalisme anachronique et lamentable. On limiterait énormément les possibilités apostoliques du laïcat – le condamnant ainsi à une perpétuelle immaturité –, mais surtout on mettrait en péril plus spécialement de nos jours, le concept même d’autorité et d’unité dans l’Église. Nous ne pouvons oublier que l’existence, parmi les catholiques eux-mêmes, d’un authentique pluralisme de jugement et d’opinion dans les domaines que Dieu laisse à la libre discussion des hommes, ne s’oppose pas à l’ordonnance hiérarchique et à l’unité nécessaire du Peuple de Dieu, mais bien au contraire les fortifie et les défend contre les impuretés éventuelles.

Cela dit, de quelle manière estimez-vous que la réalité ecclésiale de l’Opus Dei s’insère dans l’action pastorale de l’Église tout entière ? Et dans l’œcuménisme ?

Une explication préalable me paraît s’imposer : l’Opus Dei n’est, ni ne peut être considéré comme une réalité liée au processus évolutif de l’état de perfection dans l’Église, il n’est pas une forme moderne ou aggiornata de cet état. En effet, ni la conception théologique du status perfectionis – que saint Thomas, Suarez et d’autres auteurs ont fixée définitivement dans la doctrine – ni les diverses concrétions juridiques que l’on a données à ce concept théologique n’ont rien à voir avec la spiritualité et la fin apostolique que Dieu a voulues pour notre Association. Qu’il suffise d’observer – car un exposé complet de la doctrine serait long – que l’Opus Dei ne s’inquiète, pour ses membres, ni de vœux, ni de promesses, ni d’aucune forme de consécration autre que la consécration que nous avons tous reçue par le baptême. Notre Association ne prétend nullement que l’on change d’état en venant à elle, que l’on cesse d’être un simple fidèle comme les autres, pour acquérir le status perfectionis particulier. Au contraire, ce qu’elle désire et poursuit, c’est que chacun fasse de l’apostolat et se sanctifie dans son propre état, au lieu même qu’il occupe dans l’Église et dans la société civile, et dans les mêmes conditions. Nous ne délogeons personne de l’endroit où il se trouve, nous n’éloignons personne de son travail ni de ses entreprises ni de ses nobles engagements d’ordre temporel.

La réalité sociale, la spiritualité et l’action de l’Opus Dei s’insèrent donc sur une branche très différente de la vie de l’Église : concrètement, sur le processus théologique et vital que suit le laïcat vers la pleine assomption de ses responsabilités ecclésiales, vers son mode particulier de participer à la mission du Christ et de son Église. Tel a été, au cours des quarante années ou presque d’existence de l’Œuvre, et tel est encore le souci constant – serein, mais puissant – où Dieu a voulu canaliser, dans mon âme et dans celles de mes enfants, le désir de Le servir.

Quels sont les apports de l’Opus Dei à ce processus ? Le moment n’est peut-être pas très indiqué, historiquement, pour établir un bilan de ce genre. Encore qu’il s’agisse de problèmes sur lesquels s’est longuement penché à ma plus grande joie, le concile Vatican II, et encore que bien des concepts et des situations qui ont trait à la vie et à la mission du laïcat aient reçu déjà du magistère une confirmation et une lumière suffisantes, il reste néanmoins un noyau considérable de questions qui constituent encore, pour l’ensemble de la doctrine, de véritables problèmes-limites de la théologie. Pour nous, au sein de l’esprit que Dieu a insufflé à l’Opus Dei et que nous essayons de vivre fidèlement – en dépit de nos imperfections personnelles –, la plupart des problèmes discutés nous paraissent déjà providentiellement résolus, mais nous ne prétendons pas que ces solutions soient les seules possibles.

Il y a, en même temps, d’autres aspects du même processus de développement ecclésiologique, qui représentent de magnifiques acquisitions doctrinales auxquelles indubitablement Dieu a voulu que contribue, pour une part qui n’est peut-être pas médiocre, le témoignage de l’Opus Dei, de sa vie et de son esprit, à côté d’autres apports précieux, d’initiatives et d’associations apostoliques non moins méritoires. Mais ce sont des acquisitions doctrinales qui demanderont peut-être pas mal de temps avant de s’incarner réellement dans la vie totale du Peuple de Dieu. Vous avez vous-même rappelé, dans vos questions précédentes, quelques-unes de ces acquisitions : le développement d’une authentique spiritualité laïque ; la compréhension de la tâche ecclésiale particulière – non pas ecclésiastique ou officielle – propre aux laïcs ; la distinction des droits et des devoirs du laïc en tant que laïc ; les rapports hiérarchie-laïcat ; l’égalité en dignité et la complémentarité des tâches de l’homme et de la femme dans l’Église ; la nécessité d’aboutir à une opinion publique ordonnée dans le Peuple de Dieu, etc.

Tout cela constitue évidemment une réalité très fluide, et parfois non exempte de paradoxes. Une même chose, qui, formulée il y a quarante ans, scandalisait tout le monde, ou presque tout le monde, ne surprend presque plus personne aujourd’hui ; en revanche, très peu nombreux sont encore ceux qui la comprennent à fond et qui la vivent d’une manière ordonnée.

Je m’expliquerai mieux à l’aide d’un exemple. En 1932, exposant à mes fils de l’Opus Dei quelques-uns des aspects et conséquences de la dignité et de la responsabilité particulières que le baptême confère aux personnes, je leur écrivais dans un document : « Il faut repousser le préjugé suivant lequel les fidèles ordinaires ne peuvent rien faire d’autre qu’aider le clergé, dans des apostolats ecclésiastiques. Il n’y a aucune raison pour que l’apostolat des laïcs soit toujours une simple participation à l’apostolat hiérarchique : il leur incombe le devoir de faire, eux aussi, de l’apostolat. Et cela, non en vertu d’une mission canonique reçue, mais parce qu’ils font partie de l’Église ; cette mission… ils la remplissent à travers leur profession, leur métier, leur famille, leurs collègues, leurs amis. »

Personne aujourd’hui, dans l’Église, après les solennels enseignements de Vatican II, ne remettra sans doute en question l’orthodoxie de cette doctrine. Mais combien ont abandonné réellement leur conception unique de l’apostolat des laïcs comme action pastorale organisée de haut en bas ? Combien, dépassant la conception monolithique de l’apostolat laïc, comprennent qu’il peut et qu’il doit même y en avoir un qui ne nécessite ni structures rigides et centralisées, ni missions canoniques, ni mandats hiérarchiques ? Combien sont-ils ceux qui qualifient le laïcat de longa manus Ecclesiae ? Ne confondent-ils pas en même temps, dans leur esprit, le concept d’Église Peuple de Dieu avec celui plus limité de hiérarchie ? Ou encore, combien de laïcs comprennent-ils pleinement que, si ce n’est dans une communion délicate avec la hiérarchie, ils n’ont pas le droit de revendiquer leur sphère légitime d’autonomie apostolique ?

De telles considérations pourraient être formulées par rapport à d’autres problèmes, car il y a beaucoup, beaucoup à faire encore, tant pour ce qui est de l’exposé doctrinal indispensable que pour ce qui est de l’éducation des consciences et même de la réforme de la législation ecclésiastique. Je demande souvent au Seigneur – la prière a toujours été ma grande arme – que l’Esprit Saint assiste son Peuple, et spécialement la hiérarchie, dans l’exécution de ces tâches. Et je Lui demande également de se servir encore de l’Opus Dei, pour que nous puissions contribuer et aider, dans toute la mesure de nos forces, à ce difficile, mais magnifique processus de développement et de croissance de l’Église.